Hommages

Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots Court du fût noir de l’aune au tronc blanc des bouleaux, Bien des fois, n’est-ce pas? n’osant regarder en arrière, Tu t’es hâté, tremblant et d’un pas compulsif, O maître Albert Dürer ! ô vieux peintre pensif ! On devine, devant tes tableaux qu’on vénère, Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire Voyait distinctement, par l’ombre recouverts, La faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts, Pan qui revêt de fleurs l’antre où tu te recueilles, Et l’antique dryade aux mains pleines de feuilles. 

Une forêt pour toi, c’est un monde hideux. Le songe et le réel s’y mêlent tous les deux. Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes, dont les rameaux tordus font cent coudes difformes ; Et, dans ce groupe sombre agité par le vent, Rien n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant. 

Le cresson boit ; l’eau court, les frênes sur les pentes, Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes, Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs, Les fleurs au cou de cygne ont des lacs pour miroirs ; Et sur vous qui passez et l’avez réveillée, Mainte chimère étrange à la gorge écaillée, D’un arbre entre ses doigts serrant les larges nœuds, Du fond d’un antre obscur fixe un œil lumineux. O végétation ! esprit ! matière ! force !  Couverte de peau rude ou de vivante écorce ! 

A. Dürer, auto-portrait à la fourrure – 1500

Aux bois, ainsi que toi, je n’ai jamais erré, Maître, sans qu’en mon cœur l’horreur ait pénétré, Sans voir tressaillir l’herbe, et, par le vent bercées, Pendre à tous les rameaux de confuses pensées. Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux, Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux, J’ai senti, moi qu’échauffe une secrète flamme, Comme moi palpiter et vivre avec une âme, Et rire, et se parler dans l’ombre à demi-voix, Les chênes monstrueux qui remplissent les bois. 

Victor Hugo – Avril 1837. // Dans la forêt, sur mon chemin 16 – 12 -18