Fixation

On dit souvent que la photographie fixe l’éternité. Une photographie pose sur un support matériel -et maintenant aussi virtuel- un regard, par essence éphémère et sans attache, à part la volonté de mémoire de celui qui regarde. Même si on la retouche, la recadre, la remonte, elle n’en demeure pas moins une fixation du temps éternelle, ou l’idée qu’on se fait de l’éternité – elle est une fixation d’éternité. Je suis toujours troublée quand je considère que tout ce que je vois, et donc prends pour argent comptant dans un premier laps de temps, sur une image photographique, une vidéo, un film, est déjà révolu, disparu, absent, voire mort et il me faut alors réorganiser la notion de mon propre temps entre ce que je vois sur l’image et ma réalité. Quelle étrange folie que ce balancement incessant, ce réajustement imparable qui tarde parfois à venir quand on se perd dans l’espace-temps clos d’un film par exemple et qui se solde par un sentiment d’une nostalgie absolue, qui cesse quand on revient à la minute présente. C’est aussi fou à considérer que lorsqu’on me dit que la lumière de tel ou tel objet céleste m’arrive avec le retard lié à la vitesse de la lumière, que, ce que je contemple là, est déjà révolu. (Il doit y avoir aussi une vision inscrite dans le futur, mais comment l’appréhender sans repère ? ) L’image photographique nous fait prendre pour un dieu, un maître du temps, tout comme l’écriture et l’imprimerie ont à leur époque dû repousser les limites de la puissance de la pensée au point de se croire l’égal d’un dieu.

 »…Les valeurs esthétiques en jeu en photographie sont les mêmes que celles de l’art contemporain en général : une exploration consciente et exacerbée des possibilités formelles du médium, la référence au cadre d’une tradition vivante, la recherche sans trêve de l’innovation avec, en contrepoint, un très mince contenu de réalité qui sans cesse se dérobe. Au fond toute la difficulté avec l’image photographique est qu’elle semble  »transparente ». Elle  »semble » nous donner les choses mêmes, alors qu’elle nous donne seulement une relique avec , en supplément, elle-même, en tant qu’image. Les objets semblent pousser à travers elle, mais nous ne voyons jamais, selon le mot de Garry Winogrand, que  »ce à quoi ils ressemblent quand ils sont photographiés ». L’expérience spécifique de regarder une photographie consiste dans ce changement rapide, incessant et même brutal, de référence. C’est quelque chose d’analogue à buter de la tête contre une vitre qu’on n’aurait pas vue, comme dans les photographies de Lee Friedlander. Le regard est contraint de revenir de la chose à ce à quoi elle ressemble quand elle est photographiée, puis à la photographie elle-même et enfin à lui-même comme œil qui regarde. Le contenu est une image, cette image elle-même comme chose, et enfin notre manière de regarder l’image et la chose. L’invention d’un art est en fait celle d’un nouveau type d’objet et d’une forme instable du regard. » Yves Michaud – Formes du regard, Philosophie et photographie. 1995.

L’image photographique a au moins autant d’impact sur la représentation du monde, la représentation de soi-même et l’idée du temps que l’imprimerie qui permet de propager l’écriture – la pensée- à l’infini.

Sans doute l’image photographique telle que nous la vivons, la faisons, la subissons aujourd’hui nous permet-elle de ne pas avoir peur de ce que nous ne maîtrisons pas. Mort, sens, fonction.

J’écris ces lignes aujourd’hui car, pour la première fois à 15h -heure française-, un trou noir a été photographié par tous les plus gros téléscopes terrestres mis en réseau. Pour la première fois nous faisons une image photographique de ce qui par définition, est sans matière et sans lumière, juste détectable à sa périphérie parce qu’à l’intérieur il ne comporte RIEN… Magie ?

En Camargue, réserve intégrale : flamants roses, cigogne, hirondelle, ciel, eau 07-04-19

Connexion

Il était trois petits enfants 
Qui s’en allaient glaner aux champs.

S’en vont au soir chez un boucher. 
« Boucher, voudrais-tu nous loger ? 
Entrez, entrez, petits enfants, 
Il y a de la place assurément.»

Ils n’étaient pas sitôt entrés, 
Que le boucher les a tués, 
Les a coupés en petits morceaux, 
Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas au bout d’sept ans, 
Saint Nicolas vint dans ce champ. 
Il s’en alla chez le boucher : 
« Boucher, voudrais-tu me loger ? »

« Entrez, entrez, saint Nicolas, 
Il y a d’la place, il n’en manque pas. » 
Il n’était pas sitôt entré, 
Qu’il a demandé à souper.

« Voulez-vous un morceau d’jambon ? 
Je n’en veux pas, il n’est pas bon. 
Voulez vous un morceau de veau ? 
Je n’en veux pas, il n’est pas beau !

Du p’tit salé je veux avoir, 
Qu’il y a sept ans qu’est dans l’saloir.
Quand le boucher entendit cela, 
Hors de sa porte il s’enfuya.

« Boucher, boucher, ne t’enfuis pas, 
Repens-toi, Dieu te pardonnera. »
Saint Nicolas posa trois doigts.
Dessus le bord de ce saloir :

Le premier dit: « J’ai bien dormi ! » 
Le second dit: « Et moi aussi ! » 
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en paradis ! »

Gérard de Nerval, La complainte de St Nicolas, 1842 // Camargue, 31-03-19