Chiliasme de Noël

Nous sommes tous tirés vers la tombe par une garniture de jours fades et plats comme des perles de verre que seul interrompt de place en place, telle un nœud, une perle de bel orient. Mais on meurt en murmurant, si, comme c’est le cas de notre régent (Fixlein), on ne considère pas la vie comme un tambour : ce dernier n’a qu’un son unique mais la différence de cadence donne à ce son suffisamment de variété. Le régent de cinquième enseigna en quatrième, fit une suppléance en seconde, continua à écrire à son pupitre dans l’habituelle monotonie de la vie – à partir des vacances – jusqu’au saint soir de Noël 1791 et il n’y a rien de mémorable en dehors de cette soirée dont je veux maintenant parler.

Mais rien ne sera perdu si j’ai pris soin de rapporter auparavant en peu de mots comment il s’élançait tel les oiseaux migrateurs, par-dessus l’automne aux sombres brouillards…./… Justement ce soir-là Egidius était heureux que dehors boulanger et meunier se battissent – c’est ainsi qu’on nomme les chutes de neige à gros flocons qu’emporte le vent – et que des fleurs de glace fleurissent sur les carreaux- car il adorait le froid extérieur vu d’une chambre bien chauffée : – il pouvait remettre du bois résineux dans le poêle et du café noir dans son estomac, son pied droit (au lieu de pantoufle) dans la hanche chaude du caniche et de plus sur le gauche balancer l’étourneau qui échenillait le nez du vieux Gilles, tandis que de la main droite – de la gauche il tenait sa pipe – il commençait sans être dérangé , bien emmitouflé, entouré de nuages de fumée et sans la plus petite brise glaciale, la chose la plus importante que puisse faire un régent de cinquième – le programme des travaux du collège de Flachsenfingen, ou plus précisément le huitième de ce programme…/… Ce fou content avait, tout en écrivant, hoché la tête, frotté ses mains, frétillé du croupion, frotté son visage et sucé sa queue de perruque. Maintenant il était cinq heures du soir et il pouvait se lever pour se reposer et aller de-ci de -là à travers la fumée magique de sa pipe comme un oiseau fraîchement pris dans sa cage. Dans cette fumée chaude luisait la longue voie lactée des réverbères et, montant le long des rideaux de son lit, s’étirait le reflet mobile des fenêtres ardentes et des arbres illuminés dans le voisinage. Maintenant il ôtait la neige du temps de la verdure hivernale du souvenir et vit se découvrir devant lui les belles années de son enfance, fraîches, vertes et parfumées. Oh ! il est beau que la fumée qui monte au-dessus de notre vie gâchée se dépose, comme dans un verre périssable – encore que poétique – mais rempli de fleurs ! Il regardait d’une distance de vingt ans dans la tranquille chambre de ses parents où son père et son frère ne disparaissaient pas encore sur le séchoir et le torréfacteur de la mort. Il disait : je m’en vais repasser le saint soir de Noël dès le début. – Déjà en se levant il voyait sur la table les saintes paillettes du feuillage d’or et d’argent avec lesquelles le petit Jésus avait blasonné et ornementé ses pommes et noix de la nuit. – Sur la balance du changeur de la joie cette mousse métallique pèse plus lourd que les veaux d’or, les hanches d’or de Pythagore et les culs-de-Philistins d’or des capitalistes. – Ensuite sa mère lui apportait en même temps la chrétienté et ses habits : tandis qu’elle lui passait ses culottes elle lui récapitulait facilement les commandements et en lui mettant ses bas les prières principales. Quand on n’avait plus besoin des chandelles, il mesurait, debout sur le bras du fauteuil Voltaire, la pousse nocturne du feuillage jaune et poisseux du bouleau de Noël et apportait beaucoup moins d’attention que d’habitude à la petite floraison blanche d’hiver que les grains de chanvre répandus par la volière qui pendait en haut faisaient pousser sur les joints humides de la fenêtre. Je ne reproche pas du tout à Jean-Jacques Rousseau sa « flora petrinsularis » ; mais je ne prends pas non plus en mauvaise part la flore fenestrale de Fixlein…/… À trois heures,  le vieux jardinier – que les gens devaient nommer jardinier d’art – s’asseyait avec une pipe de Cologne dans sa grande chaise et alors personne n’avait plus le droit de travailler. Il ne racontait que des histoires mensongères d’un petit Jésus aéronaute et du chevalier Ruprecht tout bruissant de grelots. Dans le demi-jour, le futur régent prenait une pomme, la découpait dans toutes les figures de la stéréométrie et l’appliquait en deux sections sur la table; quand on portait la lumière sur la table, il s’étonnait de sa trouvaille et disait à son frère :  » Vois donc comme le cher petit Jésus nous a comblés tous deux et j’ai vu une de ses ailes briller. » Et lui-même épiait cette lueur toute la soirée. À huit heures déjà – il s’appuie ici pour la plus grande part sur la chronique de sa commode aux fiches – les deux enfants étaient mis au lit, le cou tout rouge d’avoir été frotté et vêtus de linge frais, dans la crainte générale que le petit Jésus les vit encore hors de leurs couches. Quelle longue nuit magique ! Quelle cohue d’espérances de rêve !  – La brillante caverne à stalactites pleine de forme de l’imagination s’étire, toujours plus sombre, plus remplie et plus grotesque, dans la longueur de la nuit et dans la fatigue du travail des songes, mais le réveil rend ses espoirs au cœur altéré. Tous les sons du hasard, des animaux, du veilleur de nuit sont pour la fantaisie craintivement fervente des mélodies célestes, des chants d’anges dans les airs, une musique religieuse du service divin matinal. Mais ce n’était pas ce simple pays de cocagne de bonnes choses et de jouets dont la perspective à cet âge assaillait les cavités de notre cœur comme un fleuve de joie et ce qui maintenant encore dissout doucement nos cœurs avec ses passions crépusculaires dans la lumière lunaire du souvenir. Hélas ! c’est qu’il existait encore alors pour nos désirs sans limites des espoirs sans limites tandis qu’à notre âge la réalité ne nous a laissé que les désirs ! Finalement, les rapides lumières du voisinage couraient le long du mur et les trompettes et les chants du coq de Noël du haut du clocher arrachaient les deux enfants à leur lit. Avec leurs vêtements dans les mains – sans peur du noir – sans sentir la gelée matinale – enivrés – criants – ils se précipitaient du haut de l’escalier dans la salle sombre. L’imagination fouille dans l’odeur de pâtisseries et de fruits des trésors cachés par les ténèbres et peint ses châteaux en Espagne à la faible lueur des fruits des Hespérides qui pendent à l’arbre enchanté. Tandis que leur mère bat le briquet, les étincelles qui retombent découvrent en se jouant par intermittences les provisions de joie qui s’amoncellent sur la table et le bosquet d’agrément multicolore qui se dresse le long du mur, et un unique atome enflammé suffit à porter des jardins suspendus de l’Eden.

Jean Paul – Vie de Fixlein – Troisième fichier. Chiliasme de Noël. / Pour Véro. 

2 réflexions au sujet de « Chiliasme de Noël »

  1.  »Jean Paul est considéré comme le précurseur du romantisme allemand, il a véritablement introduit le roman —dans le sens moderne du mot —dans la littérature allemande et on peut affirmer que , plus généralement il est à l’origine du roman poétique dans la littérature européenne. Mais son influence dépasse ces limites précises, car il n’a pas seulement préfiguré les romantiques, il a été l’exemple d’une façon de penser, de sentir, de vivre qui apporte à jamais la meilleure justification possible aux esprits originaux et excentriques, bref aux poètes de tous les temps. 🙂  » Maxime Alexandre. Ce roman ébouriffant date de 1795…

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