Et pourtant on est si fier d’avoir des enfants. (Mais les hommes ne sont pas jaloux.) Et de les voir manger et de les voir grandir. Et le soir de les voir dormir comme des anges. Et de les embrasser le matin et le soir, et à midi. Juste au milieu des cheveux.

Quand ils baissent innocemment la tête comme un poulain qui baisse la tête. Aussi souples comme un poulain, se jouant comme un poulain. Aussi souples du cou et de la nuque. Et de tout le corps et du dos. Comme une tige bien souple et bien montante d’une plante vigoureuse. D’une jeune plante. Comme la tige même de la montante espérance. Ils courbent le dos en riant comme un jeune, comme un beau poulain, et le cou, et la nuque, et toute la tête. Pour présenter au père, au baiser du père juste le milieu de la tête. Le milieu des cheveux, la naissance, l’origine, le point d’origine des cheveux. Ce point juste au milieu de la tête, ce centre d’où tous les cheveux partent en tournant, en rond, en spirale. Ça les amuse ainsi. (Ils s’amusent tout le temps.).

Ils s’en font un jeu. Ils se font un jeu de tout. Ils chantonnent , ils chantent des chansons dont on n’a seulement pas idée et qu’ils inventent à mesure, ils chantent tout le temps. Et du même mouvement ils reviennent en arrière sans s’être presque arrêtés. Comme une jeune tige qui se balance au vent et qui revient de son mouvement naturel. Pour eux le baiser du père c’est un jeu, un amusement, une cérémonie. Un accueil. Une chose qui va de soi, très bonne, sans importance. Une naïveté. À laquelle ils ne font seulement pas attention. Autant dire. C’est tellement l’habitude. Ça leur est tellement dû. Ils ont le cœur pur. Ils reçoivent ça comme un morceau de pain. Ils jouent, ils s’amusent de ça comme un morceau de pain. Le baiser du père. c’est le pain de chaque jour. S’ils soupçonnaient ce que c’est pour le père. Les malheureux. Mais ça ne les regarde pas. Ils ont bien le temps de le savoir plus tard. Ils trouvent seulement, quand leurs yeux rencontrent le regard du père. Qu’il n’a pas l’air de s’amuser assez. Dans la vie.

Charles Péguy – Le porche du mystère de la deuxième vertu – nrf // La couronne boréale et hippocrépide en ombelle 04-2019

Un prologue

J’étais cet enfant cruel et joyeux, qui pourchassait les lézards dans la rocaille brûlante, débusquait les truitelles sous les pierres plates des torrents, encageait grillons et sauterelles, froissait toutes choses entre ses doigts impatients. J’étais cet adolescent gauche, embarrassé de lui-même, qui quêtait le compliment de son père et pour cela s’évertuait à abattre perdreaux et faisans au débouché des haies, lièvres au sortir des chaumes, sangliers et chevreuils dans la paix matinale des sous-bois. Je suis devenu – par mégarde – cet adulte inattentif au monde, portant sur les choses un regard distrait et distant. Puis j’ai appris comme tout un chacun, un matin qui était loin d’être beau, la disparition des abeilles et des papillons et qu’il n’était plus de martres ni d’alouettes. Quelque chose en moi, le petit garçon d’autrefois peut-être, s’est mis alors à sangloter : apeuré, oui, honteux aussi.

Il y a près de deux ans, comme l’une de mes enquêtes m’avait mené en pays de mangroves, sur la côte nord-est de l’île de Bornéo, à mi-chemin des lagons où le corail se meurt et de la forêt tropicale qu’effilochent les plantations de palmiers à huile, je contemplai un univers à l’agonie, un monde à claire-voie dont les surfaces s’étiolaient, de toutes parts livrées aux outrages de l’entaille. Sols perforés, collines tailladées, écorces balafrées – et jusqu’au tégument marin couvert de cicatrices, maculé de sillons graisseux, de la glaire chimique des grands mollusques mécaniques qui rampent sur les océans, absurdement chargés de babioles luminescentes. Et puisqu’il me fallait planter le décorde l’histoire que je m’apprêtais à raconter, je me mis à observer, dans le détail de leurs troncs émaciés et de leurs ramées tourmentées, les grands êtres ligneux qui faisaient front. Comme le pélerin que la vue d’une source rappelle à sa soif, j’éprouvai soudain mon incapacité à décrire au plus près de leur texture, au plus juste de leurs teintes, les frondaisons ajourées. Moi qui avais disserté sur tant de palais jusque dans le détail de leur bossage, la verdure me laissait sans voix. Comment camper en une phrase le galbe d’une palme, l’échancrure d’un branchage ? De quelle façon mot à mot, rester dans le ton d’un buisson ? Le peintre sait bien, lui, qu’une feuille n’est jamais seulement verte, qui use de jaune et de blanc pour rendre l’éclat de la lumière qui s’y prélasse.

Car les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages.Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une ‘histoire naturelle’ attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever ‘la peinture d’un paysage’ au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’homme et le papillon voisinaient alors paisiblement dans un même récit. Aucune créature, aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Comme les splendeurs les cruautés se valaient. Équitablement audibles, les douleurs appelaient d’unanimes compassions. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment.

Mais à rebours de l’antique savoir des surfaces, pour qui la raison tenait dans un regard, contre la connaissance par assonances, qui se contentait d’effleurer les êtres pour recueillir sur leurs ailes et leurs pétales les lois de leur présence, ont œuvrés ceux qui voulaient à tous prix être profonds, ceux qui désiraient aller au fond des choses, quitte pour cela à les éviscérer. Le parti de l’entaille l’a peu à peu emporté sur l’art du détail, et avec lui la loi des ensembles, qui conduit souvent à ne plus penser que par cheptels. Le temps n’est plus – mais la tendresse a ses saisons – où d’aucuns faisaient promesse et profession de croquer le monde au cas par cas, s’efforçant de saisir les choses dans l’éclat de leur apparition, ourlées de la dentelle de l’instant, à jamais singulièrement belles.

L’un des grands portraitistes de la nature avait posé son chevalet à Bornéo même, à deux pas – quelques centaines de kilomètres – de l’endroit où je me tenais. À écouter Alfred Russel Wallace faire récit de la jungle en chacune de ses aspérités, sans omettre aucune des existences qui la trament, on s’aperçoit que mille mots nous font défaut pour dire nos forêts, et surtout que si nous ne savons plus aimer les êtres naturels, c’est que nous ne savons plus les nommer. Le syrphe, la prêle, le chabot nous sont devenus étrangers. Effrayé déjà par les villes sans verdure, Jean Tardieu écrivait en 1951, au temps où il y avait encore des hannetons, des machaons, et des bouvreuils :

Mais je veux avouer, je veux être présent Je nomme les objets dont je suis l’habitant Ne me refusez pas ma place dans le temps. Car si je me connais je sais ce qui me passe Si je vois ma prison je possède ma vie Si j’entends ma douleur je tiens ma vérité.

À chacun son métier : j’ai suivi le conseil du poète, mais à la manière de l’historien, et me suis mis en quête de cette langue perdue – moins d’ailleurs pour la recouvrer que pour renseigner la chronique de son oubli.

La traque m’a mené plus loin, mais aussi plus près que je ne m’y attendais – de la Prusse du XVIIIe siècle à la France des années 1930, de Goethe à Francis Ponge, des fjords du Spitzberg aux palus du pays picard. Car bien que brisé par le divorce de l’art et de la science, puis réduit en miettes par les chamailleries de leurs rejetons, le rêve de ma description juste et joyeuse du monde n’a jamais pris fin. Hantant les naturalistes, les poètes et quelques philosophes, il a perduré jusque dans les premières décennies du XXe siècle – amenant alors certains à tenter, pour la dernière fois peut-être, de faire le portrait du monde en ses surfaces. Romain Bertrand – Le détail du monde – l’art perdu de la description de la nature. Seuil – 2019

… Je me demande : et si l’image photographique d’aujourd’hui ne faisait pas le lien – post-divorce – entre l’art et la science ? Elle nous permet de faire le portrait du monde et de le partager d’une façon si démocratique que c’est bien la première fois dans l’histoire : Instagram par exemple, pour ne citer que ce réseau des plus emblématiques sur la question. Ne sommes-nous pas nombreux à, vaille que vaille et coûte que coûte, délivrer nos messages d’images photographiques sur l’état de sa surface, comme autant de minutiers du monde ? Beaucoup de choses se perdent et disparaissent, jusqu’à nous-mêmes bientôt très probablement, mais y -aura-t-il jamais eu dans l’histoire de l’humanité autant d’images photographiques partagées et donc vues ? Autant de personnes obnubilées quotidiennement par l’acte photographique ultra technicisé au point d’être connecté au monde en permanence pour le partager sans cesse ? …

Fixation

On dit souvent que la photographie fixe l’éternité. Une photographie pose sur un support matériel -et maintenant aussi virtuel- un regard, par essence éphémère et sans attache, à part la volonté de mémoire de celui qui regarde. Même si on la retouche, la recadre, la remonte, elle n’en demeure pas moins une fixation du temps éternelle, ou l’idée qu’on se fait de l’éternité – elle est une fixation d’éternité. Je suis toujours troublée quand je considère que tout ce que je vois, et donc prends pour argent comptant dans un premier laps de temps, sur une image photographique, une vidéo, un film, est déjà révolu, disparu, absent, voire mort et il me faut alors réorganiser la notion de mon propre temps entre ce que je vois sur l’image et ma réalité. Quelle étrange folie que ce balancement incessant, ce réajustement imparable qui tarde parfois à venir quand on se perd dans l’espace-temps clos d’un film par exemple et qui se solde par un sentiment d’une nostalgie absolue, qui cesse quand on revient à la minute présente. C’est aussi fou à considérer que lorsqu’on me dit que la lumière de tel ou tel objet céleste m’arrive avec le retard lié à la vitesse de la lumière, que, ce que je contemple là, est déjà révolu. (Il doit y avoir aussi une vision inscrite dans le futur, mais comment l’appréhender sans repère ? ) L’image photographique nous fait prendre pour un dieu, un maître du temps, tout comme l’écriture et l’imprimerie ont à leur époque dû repousser les limites de la puissance de la pensée au point de se croire l’égal d’un dieu.

 »…Les valeurs esthétiques en jeu en photographie sont les mêmes que celles de l’art contemporain en général : une exploration consciente et exacerbée des possibilités formelles du médium, la référence au cadre d’une tradition vivante, la recherche sans trêve de l’innovation avec, en contrepoint, un très mince contenu de réalité qui sans cesse se dérobe. Au fond toute la difficulté avec l’image photographique est qu’elle semble  »transparente ». Elle  »semble » nous donner les choses mêmes, alors qu’elle nous donne seulement une relique avec , en supplément, elle-même, en tant qu’image. Les objets semblent pousser à travers elle, mais nous ne voyons jamais, selon le mot de Garry Winogrand, que  »ce à quoi ils ressemblent quand ils sont photographiés ». L’expérience spécifique de regarder une photographie consiste dans ce changement rapide, incessant et même brutal, de référence. C’est quelque chose d’analogue à buter de la tête contre une vitre qu’on n’aurait pas vue, comme dans les photographies de Lee Friedlander. Le regard est contraint de revenir de la chose à ce à quoi elle ressemble quand elle est photographiée, puis à la photographie elle-même et enfin à lui-même comme œil qui regarde. Le contenu est une image, cette image elle-même comme chose, et enfin notre manière de regarder l’image et la chose. L’invention d’un art est en fait celle d’un nouveau type d’objet et d’une forme instable du regard. » Yves Michaud – Formes du regard, Philosophie et photographie. 1995.

L’image photographique a au moins autant d’impact sur la représentation du monde, la représentation de soi-même et l’idée du temps que l’imprimerie qui permet de propager l’écriture – la pensée- à l’infini.

Sans doute l’image photographique telle que nous la vivons, la faisons, la subissons aujourd’hui nous permet-elle de ne pas avoir peur de ce que nous ne maîtrisons pas. Mort, sens, fonction.

J’écris ces lignes aujourd’hui car, pour la première fois à 15h -heure française-, un trou noir a été photographié par tous les plus gros téléscopes terrestres mis en réseau. Pour la première fois nous faisons une image photographique de ce qui par définition, est sans matière et sans lumière, juste détectable à sa périphérie parce qu’à l’intérieur il ne comporte RIEN… Magie ?

En Camargue, réserve intégrale : flamants roses, cigogne, hirondelle, ciel, eau 07-04-19

Enfermé

En m’approchant, j’ai découvert l’homme enfermé dans la fleur de pissenlit en graines. J’ai été surprise ! l’espace d’un instant mon cœur s’est serré et a battu la chamade, mes yeux se sont écarquillés et je l’ai pris en photo pour qu’on le voie. Il tournait là, sur son petit tapis moelleux, au centre des barreaux duveteux; j’ai eu peur qu’il me fasse signe. Il m’a fait penser à ces personnages qu’on rencontre dans le Petit Prince, ces êtres seuls sur leurs planètes solitaires. J’ai trouvé ça terrible d’être enfermé à l’air libre , de voir le monde sans pouvoir y être, puis je me suis dit qu’en réalité, quelle que soit la taille de sa prison, on est tous logés à la même enseigne. Une planète à l’atmosphère protectrice et vitale… une maison pour y demeurer… un bureau pour y travailler… un manteau pour s’y réchauffer… … un ventre pour y pousser… un ovule pour s’y diviser… une cellule… une molécule d’ADN… À quel moment est-on libéré ? Sur mon chemin, pissenlits, 4-04-19

Connexion

Il était trois petits enfants 
Qui s’en allaient glaner aux champs.

S’en vont au soir chez un boucher. 
« Boucher, voudrais-tu nous loger ? 
Entrez, entrez, petits enfants, 
Il y a de la place assurément.»

Ils n’étaient pas sitôt entrés, 
Que le boucher les a tués, 
Les a coupés en petits morceaux, 
Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas au bout d’sept ans, 
Saint Nicolas vint dans ce champ. 
Il s’en alla chez le boucher : 
« Boucher, voudrais-tu me loger ? »

« Entrez, entrez, saint Nicolas, 
Il y a d’la place, il n’en manque pas. » 
Il n’était pas sitôt entré, 
Qu’il a demandé à souper.

« Voulez-vous un morceau d’jambon ? 
Je n’en veux pas, il n’est pas bon. 
Voulez vous un morceau de veau ? 
Je n’en veux pas, il n’est pas beau !

Du p’tit salé je veux avoir, 
Qu’il y a sept ans qu’est dans l’saloir.
Quand le boucher entendit cela, 
Hors de sa porte il s’enfuya.

« Boucher, boucher, ne t’enfuis pas, 
Repens-toi, Dieu te pardonnera. »
Saint Nicolas posa trois doigts.
Dessus le bord de ce saloir :

Le premier dit: « J’ai bien dormi ! » 
Le second dit: « Et moi aussi ! » 
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en paradis ! »

Gérard de Nerval, La complainte de St Nicolas, 1842 // Camargue, 31-03-19