« En fait, savez-vous pour qui il se prenait ? Non pas lorsqu’il se trouvait au bout de la passe d’un Bucky Robinson, une heure ou deux par semaine, mais le reste du temps ? Évidemment il ne pouvait le dire à personne : il avait vingt-six ans, il venait d’être père, les gens auraient ri de sa puérilité. Il en riait le premier. C’était un de ces souvenirs d’enfance qu’on garde en mémoire si vieux que l’on vive. Quand il se trouvait à Old Rimrock, il se prenait pour Johnny Appleseed. …/… Que Thomas Jefferson ait connu l’oncle de son grand-père ? Tant mieux pour Bill Orcutt. Mais moi, mon héros, c’est Johnny Appleseed. Il n’était pas juif, pas irlandais catholique, pas protestant. Non, c’était seulement un Américain heureux. Costaud, rougeaud, heureux. La cervelle grosse comme un petit pois, sans doute, mais pour ce qu’il avait à faire ! Lui, il lui fallait seulement une paire de guiboles solides. Tout dans la joie physique. Il avait une belle foulée, un sac de graines, un amour colossal et spontané du paysage et, partout où il allait, il semait les pépins à tout vent. Quelle histoire fabuleuse ! Il allait partout, il se promenait partout. Le Suédois adorait cette histoire depuis qu’il était tout petit. Qui l’avait écrite? Personne, pour autant qu’il se souvenait. Ils l’avaient apprise dans les petites classes. Ce sac de pépins, j’adorais ce sac de pépins. Quoique, c’était peut-être son chapeau. Il les mettait dans son chapeau les pépins ? Peu importe. « Qui est-ce qui lui avait dit de faire ça ? » demandait Merry lorsqu’elle fut assez grande pour qu’il lui raconte des histoires au lit, le soir, mais encore assez bébé pour brailler, lorsqu’il essayait de lui en raconter une autre, celle du train des pêches par exemple. « Johnny, je veux Johnny ! – Qui le lui a dit ? Personne mon poussin. C’est pas la peine de lui dire de planter des arbres à Johnny Appleseed. Il le fait tout seul. – Comment elle s’appelle sa femme ? Elle s’appelle Dawn, Dawn Appleseed. – Il a un enfant ? – Bien-sûr qu’il a un enfant, et tu sais comment il s’appelle ? – Comment ? – Merry Appleseed. – Et elle plante des pépins dans un chapeau ? – Bien-sûr mon cœur. Enfin, elle ne les plante pas dans le chapeau, poussin, elle les garde dans le chapeau, et puis elle les lance. Aussi loin qu’elle peut, elle les jette. Et partout où elle jette les pépins, partout où ils atterrissent, tu sais ce qui se passe ? – Qu’est-ce qui se passe ? – Il pousse un pommier, à l’endroit même . » Et à chaque fois qu’il se rendait au village à pied, impossible de s’en empêcher – c’était son premier plaisir du week-end, il chaussait ses bottes, et il faisait à pied les huit kilomètres de côte qui le séparaient du village, le matin de bonne heure, il faisait toute cette route uniquement pour acheter le journal du samedi, et il ne pouvait pas s’empêcher de penser : « Johnny Appleseed ». Quel plaisir ! Quel plaisir pur, fougueux, sans retenue, de marcher à grandes enjambées ! » Philip Roth – le Paradis perdu, in Pastorale américaine. // en route, samedi 5-10-19