À la source du Malheur

‘Gilgamesh et Enkidou franchissent l’entrée et arrivent au cœur de la forêt. Séduits, ils regardent la montagne verte et admirent la beauté des cèdres. Ils suivent les pistes bien tracées que Houmbaba utilise. Ils contemplent la Montagne des Cèdres demeure des dieux, sanctuaire de la souveraine Ishtar. Autour d’eux, partout les cèdres se dressent leur ombre immense et leur senteur réjouissent le cœur.

Devant Shamash Gilgamesh les larmes aux yeux se prosterne il implore son aide : ‘Ô divin Shamash tu as promis à ma mère Ninsoun d’être près de moi. Ne m’abandonne pas ne t’éloigne pas de moi, entends mon appel.’

Gilgamesh prend sa hache et se met à couper un cèdre sa chute fait un bruit assourdissant lorsque Houmbaba l’entend il s’écrie furieux : ‘Qui a pénétré dans la forêt et a porté la main sur les arbres qui poussent sur ma montagne ? Qui a coupé le cèdre ?’

Le dieu Shamash déchaîne alors les grands ouragans : le vent du nord et le vent du sud le vent chaud et le vent de tempête le cyclone et le tourbillon. Houmbaba aveuglé ne peut plus bouger les deux amis prennent la hache ils tirent le glaive du fourreau entourent Houmbaba qui s’écrie : ‘Que la malédiction du dieu Enlil vous poursuive !’ Les deux amis ignorent ces paroles et Enkidou dit : ‘Houmbaba seul on ne peut vaincre mais deux ensemble le peuvent, l’amitié multiplie les forces une corde triple ne peut être coupée et deux jeunes lions sont plus forts que leur père.’ Gilgamesh et son ami Enkidou frappent à mort le gardien des cèdres. À deux doubles heures la forêt se lamente et les cèdres gémissent. Gilgamesh et Enkidou ont frappé à mort Houmbaba le gardien de la forêt et son cri de mort fait trembler l’Hermon et le Liban. Ils s’avancent avec leurs armes dans la forêt et coupent les cèdres. Sur les rives de l’Euphrate le courant emporte les cèdres vers Ourouk.’

L’épopée de Gilgamesh, née dans les boues fertiles du Tigre et de l’Euphrate en Mésopotamie, a eu un impact retentissant dans l’élaboration des civilisations méditerranéennes qui suivirent les années -5000, -6000 av. JC.

Aucun n’échappa à la tradition des mythes suméro -babyloniens fondateurs : Hébreux, Grecs et Latins tour à tour y puisèrent la trame et les modèles de ce qui est à la source aujourd’hui de notre imaginaire collectif, quand ce n’est pas l’essence de notre pensée même. En lisant cette épopée, je fus frappée par ce passage de « La forêt des cèdres – La mort de Houmbaba » , y voyant là une des étincelles qui embrasèrent la forêt amazonienne, les forêts d’Afrique équatoriale et celles des steppes sibériennes au début de l’été actuel. Parce que le jour où Gilgamesh et Enkidou transgressèrent l’interdit sacré en détruisant le gardien de la forêt, Houmbaba, l’âme même des arbres, le protecteur des cèdres, afin de ‘se servir’ du bois des grands fûts pour la réalisation d’édifices toujours plus vastes et audacieux, ce jour marque la disparition du respect pour la vie même d’un arbre et l’apparition de son statut de matière inerte, matière première, objet et source de profit pour les humains.

Se poser la question de l’âme des arbres -au risque assumé de passer pour une illuminée new-age-, ramène directement au chamanisme, à l’animisme, au taoïsme, partout où les peuples humains non occidentaux vivent en osmose avec leur environnement naturel, et le protège coûte que coûte. Et d’ailleurs, avant que Charlemagne, en grande affaire territoriale avec le pape et la religion catholique, n’intervienne lui-même pour faire détruire l’Arbre culte Irminsul, représentant de l’ancestral Yggdrasil nordique, en forêt saxonne, arbres et forêts étaient vénérés, tout comme les forêts de Cèdres protégées par Houmbaba, dans un monde situé bien au-delà des frontières et de l’influence de Gilgamesh.

Revenir sur plus de 3000 ans de pensée et culture collectives est autant dire impossible, de ce fait je vois mal comment changer la conscience occidentale sur le monde qui l’abrite et je suppose donc que le seul moyen de sauver la planète est de faire en sorte que les Occidentaux soient dévastés, suffisamment pour se retrouver minoritaire sur Terre, laissant ainsi la place aux peuples qui depuis toujours vivent en relation symbiotique avec la Nature.

L’épopée de Gilgamesh traduit par Abed Azrié / Forêt dans les nuages vers Grenoble, août 2019 / Aquarelle inachevée d’un pin de Friedrich P. Reinhold en 1820.

E la nave va

-Psst ! fines-pattes, je ne m’attendais pas à te trouver là !

-C’est toi fine-taille ! Je cherche un peu de jus de mûre mais sans succès et je meurs de soif… Et toi ?

-Moi aussi j’ai très soif fines-pattes, la chaleur est insupportable même à l’ombre et ça brûle sous le pas… Si tu cherches à boire par-ici tu es mal parti ! Tout est sec … manque de pluie, trop de vent brûlant… tous les fruits habituellement juteux restent verts et se dessèchent sur place. C’est une année difficile nous manquons de nutriments et les œufs seront moins nombreux. Si rien n’est fait notre colonie va s’effondrer.

-Tu es sérieuse fine-taille ?

-Oui, j’ai entendu dire que nous disparaissions…

-Il faut fuir , se répandre, quitter cet endroit tout de suite !

-Si on nous laisse le temps ! On va tenter de se déplacer vers les sommets… moins de nourriture mais aussi moins d’hommes et plus de fraîcheur.

-Viens me chercher quand tu partiras fine-taille, nous cheminerons ensemble…

-Je n’y manquerais pas fines-pattes, adieu!

Un prologue

J’étais cet enfant cruel et joyeux, qui pourchassait les lézards dans la rocaille brûlante, débusquait les truitelles sous les pierres plates des torrents, encageait grillons et sauterelles, froissait toutes choses entre ses doigts impatients. J’étais cet adolescent gauche, embarrassé de lui-même, qui quêtait le compliment de son père et pour cela s’évertuait à abattre perdreaux et faisans au débouché des haies, lièvres au sortir des chaumes, sangliers et chevreuils dans la paix matinale des sous-bois. Je suis devenu – par mégarde – cet adulte inattentif au monde, portant sur les choses un regard distrait et distant. Puis j’ai appris comme tout un chacun, un matin qui était loin d’être beau, la disparition des abeilles et des papillons et qu’il n’était plus de martres ni d’alouettes. Quelque chose en moi, le petit garçon d’autrefois peut-être, s’est mis alors à sangloter : apeuré, oui, honteux aussi.

Il y a près de deux ans, comme l’une de mes enquêtes m’avait mené en pays de mangroves, sur la côte nord-est de l’île de Bornéo, à mi-chemin des lagons où le corail se meurt et de la forêt tropicale qu’effilochent les plantations de palmiers à huile, je contemplai un univers à l’agonie, un monde à claire-voie dont les surfaces s’étiolaient, de toutes parts livrées aux outrages de l’entaille. Sols perforés, collines tailladées, écorces balafrées – et jusqu’au tégument marin couvert de cicatrices, maculé de sillons graisseux, de la glaire chimique des grands mollusques mécaniques qui rampent sur les océans, absurdement chargés de babioles luminescentes. Et puisqu’il me fallait planter le décorde l’histoire que je m’apprêtais à raconter, je me mis à observer, dans le détail de leurs troncs émaciés et de leurs ramées tourmentées, les grands êtres ligneux qui faisaient front. Comme le pélerin que la vue d’une source rappelle à sa soif, j’éprouvai soudain mon incapacité à décrire au plus près de leur texture, au plus juste de leurs teintes, les frondaisons ajourées. Moi qui avais disserté sur tant de palais jusque dans le détail de leur bossage, la verdure me laissait sans voix. Comment camper en une phrase le galbe d’une palme, l’échancrure d’un branchage ? De quelle façon mot à mot, rester dans le ton d’un buisson ? Le peintre sait bien, lui, qu’une feuille n’est jamais seulement verte, qui use de jaune et de blanc pour rendre l’éclat de la lumière qui s’y prélasse.

Car les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages.Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une ‘histoire naturelle’ attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever ‘la peinture d’un paysage’ au rang d’un savoir crucial. La galaxie et le lichen, l’homme et le papillon voisinaient alors paisiblement dans un même récit. Aucune créature, aucun phénomène ne possédait sur les autres d’ascendant narratif. Comme les splendeurs les cruautés se valaient. Équitablement audibles, les douleurs appelaient d’unanimes compassions. Ce n’est pas que l’homme comptait peu : c’est que tout comptait infiniment.

Mais à rebours de l’antique savoir des surfaces, pour qui la raison tenait dans un regard, contre la connaissance par assonances, qui se contentait d’effleurer les êtres pour recueillir sur leurs ailes et leurs pétales les lois de leur présence, ont œuvrés ceux qui voulaient à tous prix être profonds, ceux qui désiraient aller au fond des choses, quitte pour cela à les éviscérer. Le parti de l’entaille l’a peu à peu emporté sur l’art du détail, et avec lui la loi des ensembles, qui conduit souvent à ne plus penser que par cheptels. Le temps n’est plus – mais la tendresse a ses saisons – où d’aucuns faisaient promesse et profession de croquer le monde au cas par cas, s’efforçant de saisir les choses dans l’éclat de leur apparition, ourlées de la dentelle de l’instant, à jamais singulièrement belles.

L’un des grands portraitistes de la nature avait posé son chevalet à Bornéo même, à deux pas – quelques centaines de kilomètres – de l’endroit où je me tenais. À écouter Alfred Russel Wallace faire récit de la jungle en chacune de ses aspérités, sans omettre aucune des existences qui la trament, on s’aperçoit que mille mots nous font défaut pour dire nos forêts, et surtout que si nous ne savons plus aimer les êtres naturels, c’est que nous ne savons plus les nommer. Le syrphe, la prêle, le chabot nous sont devenus étrangers. Effrayé déjà par les villes sans verdure, Jean Tardieu écrivait en 1951, au temps où il y avait encore des hannetons, des machaons, et des bouvreuils :

Mais je veux avouer, je veux être présent Je nomme les objets dont je suis l’habitant Ne me refusez pas ma place dans le temps. Car si je me connais je sais ce qui me passe Si je vois ma prison je possède ma vie Si j’entends ma douleur je tiens ma vérité.

À chacun son métier : j’ai suivi le conseil du poète, mais à la manière de l’historien, et me suis mis en quête de cette langue perdue – moins d’ailleurs pour la recouvrer que pour renseigner la chronique de son oubli.

La traque m’a mené plus loin, mais aussi plus près que je ne m’y attendais – de la Prusse du XVIIIe siècle à la France des années 1930, de Goethe à Francis Ponge, des fjords du Spitzberg aux palus du pays picard. Car bien que brisé par le divorce de l’art et de la science, puis réduit en miettes par les chamailleries de leurs rejetons, le rêve de ma description juste et joyeuse du monde n’a jamais pris fin. Hantant les naturalistes, les poètes et quelques philosophes, il a perduré jusque dans les premières décennies du XXe siècle – amenant alors certains à tenter, pour la dernière fois peut-être, de faire le portrait du monde en ses surfaces. Romain Bertrand – Le détail du monde – l’art perdu de la description de la nature. Seuil – 2019

… Je me demande : et si l’image photographique d’aujourd’hui ne faisait pas le lien – post-divorce – entre l’art et la science ? Elle nous permet de faire le portrait du monde et de le partager d’une façon si démocratique que c’est bien la première fois dans l’histoire : Instagram par exemple, pour ne citer que ce réseau des plus emblématiques sur la question. Ne sommes-nous pas nombreux à, vaille que vaille et coûte que coûte, délivrer nos messages d’images photographiques sur l’état de sa surface, comme autant de minutiers du monde ? Beaucoup de choses se perdent et disparaissent, jusqu’à nous-mêmes bientôt très probablement, mais y -aura-t-il jamais eu dans l’histoire de l’humanité autant d’images photographiques partagées et donc vues ? Autant de personnes obnubilées quotidiennement par l’acte photographique ultra technicisé au point d’être connecté au monde en permanence pour le partager sans cesse ? …

Fixation

On dit souvent que la photographie fixe l’éternité. Une photographie pose sur un support matériel -et maintenant aussi virtuel- un regard, par essence éphémère et sans attache, à part la volonté de mémoire de celui qui regarde. Même si on la retouche, la recadre, la remonte, elle n’en demeure pas moins une fixation du temps éternelle, ou l’idée qu’on se fait de l’éternité – elle est une fixation d’éternité. Je suis toujours troublée quand je considère que tout ce que je vois, et donc prends pour argent comptant dans un premier laps de temps, sur une image photographique, une vidéo, un film, est déjà révolu, disparu, absent, voire mort et il me faut alors réorganiser la notion de mon propre temps entre ce que je vois sur l’image et ma réalité. Quelle étrange folie que ce balancement incessant, ce réajustement imparable qui tarde parfois à venir quand on se perd dans l’espace-temps clos d’un film par exemple et qui se solde par un sentiment d’une nostalgie absolue, qui cesse quand on revient à la minute présente. C’est aussi fou à considérer que lorsqu’on me dit que la lumière de tel ou tel objet céleste m’arrive avec le retard lié à la vitesse de la lumière, que, ce que je contemple là, est déjà révolu. (Il doit y avoir aussi une vision inscrite dans le futur, mais comment l’appréhender sans repère ? ) L’image photographique nous fait prendre pour un dieu, un maître du temps, tout comme l’écriture et l’imprimerie ont à leur époque dû repousser les limites de la puissance de la pensée au point de se croire l’égal d’un dieu.

 »…Les valeurs esthétiques en jeu en photographie sont les mêmes que celles de l’art contemporain en général : une exploration consciente et exacerbée des possibilités formelles du médium, la référence au cadre d’une tradition vivante, la recherche sans trêve de l’innovation avec, en contrepoint, un très mince contenu de réalité qui sans cesse se dérobe. Au fond toute la difficulté avec l’image photographique est qu’elle semble  »transparente ». Elle  »semble » nous donner les choses mêmes, alors qu’elle nous donne seulement une relique avec , en supplément, elle-même, en tant qu’image. Les objets semblent pousser à travers elle, mais nous ne voyons jamais, selon le mot de Garry Winogrand, que  »ce à quoi ils ressemblent quand ils sont photographiés ». L’expérience spécifique de regarder une photographie consiste dans ce changement rapide, incessant et même brutal, de référence. C’est quelque chose d’analogue à buter de la tête contre une vitre qu’on n’aurait pas vue, comme dans les photographies de Lee Friedlander. Le regard est contraint de revenir de la chose à ce à quoi elle ressemble quand elle est photographiée, puis à la photographie elle-même et enfin à lui-même comme œil qui regarde. Le contenu est une image, cette image elle-même comme chose, et enfin notre manière de regarder l’image et la chose. L’invention d’un art est en fait celle d’un nouveau type d’objet et d’une forme instable du regard. » Yves Michaud – Formes du regard, Philosophie et photographie. 1995.

L’image photographique a au moins autant d’impact sur la représentation du monde, la représentation de soi-même et l’idée du temps que l’imprimerie qui permet de propager l’écriture – la pensée- à l’infini.

Sans doute l’image photographique telle que nous la vivons, la faisons, la subissons aujourd’hui nous permet-elle de ne pas avoir peur de ce que nous ne maîtrisons pas. Mort, sens, fonction.

J’écris ces lignes aujourd’hui car, pour la première fois à 15h -heure française-, un trou noir a été photographié par tous les plus gros téléscopes terrestres mis en réseau. Pour la première fois nous faisons une image photographique de ce qui par définition, est sans matière et sans lumière, juste détectable à sa périphérie parce qu’à l’intérieur il ne comporte RIEN… Magie ?

En Camargue, réserve intégrale : flamants roses, cigogne, hirondelle, ciel, eau 07-04-19

Entre deux

Les trois états de la fin de l’hiver dans l’amandaie sage. Il y a quelque chose de modeste dans l’amandier mais aussi de raffiné dans le goût du fruit, son parfum et sa couleur,

alors que la cerisaie en fleurs ressemble aux Champs-Elysées qu’on décore de guirlandes à Noël, plus clinquante que l’amandaie, joyeuse comme les fruits ronds, rouges et juteux qui pendent par deux dès le mois de mai.

Printemps après printemps je ressens toujours le même émerveillement quand je me dis que chaque fleur sera un fruit, que chaque fruit porté à ma bouche était une fleur… Sur mon chemin 17-03-19.